Le manager face aux paradoxes
Le manager intermédiaire est sans cesse confronté aux paradoxes. Ceux de sa fonction, entre une direction qui demande de l'agilité et des collaborateurs qui demandent de la stabilité. Mais aussi ceux des choix à faire au quotidien, face à des contraintes antagonistes. C'est l'un des ferments de la solitude du manager, à qui l'on demande sans cesse d'être exemplaire. Comment y faire face ?
Nous accepter tels que nous sommes. Il y a là aussi beaucoup à dire. Et à comprendre. Depuis l’enfance, nous avons appris à devoir être logiques. Cohérents. C’est bien sûr toute la base scientifique de l’éducation. Mais c’est aussi peu à peu cette injonction que nous avons intériorisée de devoir être en phase entre ce que nous faisons et ce que nous disons. Petits, nous l’avons d’abord entendu sous la forme de « Tu ne dois pas mentir ». Si ce pan de l’apprentissage de la vie est tout-à-fait louable quand on le rapporte au passé (ne pas dire autre chose que ce qui s’est passé), il est beaucoup plus questionnable quand on le conjugue au futur. Je t’aimerai pour la vie. Cette phrase, que nous pouvons ressentir dans l’émotion de l’instant, est socialisée au moment de l’engagement du mariage. Nous avons tendance à nous sentir l’obligation de nous projeter avec certitude vers le futur. Sommes-nous de si nombreux menteurs, nous qui avons divorcé ?
En rigidifiant le présent comme le futur, nous refusons les paradoxes de la vie. Entre nos aspirations et notre vécu par exemple. Mais aussi entre les multiples sentiments qui peuvent nous habiter. Pourquoi ? En partie pour l’extérieur. Par simplicité sociale, nous avons besoin de pouvoir compter sur l’équilibre de nos relations avec autrui. De confiance mutuelle. La manière la plus simple d’y parvenir à court terme est de nous offrir mutuellement une image relativement stable. Et peu à peu de devenir cette image, cette étiquette. De nier notre propre complexité comme celle de l’autre. Pour nous-même, c’est aussi ne pas nous mettre en position de doute constant. Le doute constant épuise, mange notre énergie. Avoir des repères pour les autres comme pour nous-même est nécessaire.
Esope le professait, la langue est la meilleure et la pire des choses. Il en est de même pour nos repères. Ils sont utiles, autant que des freins possibles à l’apprentissage. Prenons un exemple. Un supérieur hiérarchique devrait dit-on être exemplaire pour être suivi. En clamant ce besoin d’exemplarité dans les organisations, on simplifie à l’outrance les processus de décision comme les multiples responsabilités au sein du système. On ancre ainsi un rôle. On crée une co-dépendance entre ceux qui seraient là pour décider et ceux qui seraient là pour suivre. Cette simplification est fondamentalement contre-productive, notamment lorsque le problème à résoudre est complexe. N’empêche, l’existence de responsables est nécessaire au fonctionnement d’une hiérarchie, l’ordre sacré en grec. Avec son imaginaire issu de siècles d’histoire, le chef ne s’appartient plus, il est d’abord ce rôle qu’on attend de lui (ou d’elle bien sûr). Puisque c’est un rôle, il peut et doit être un exemple. C’est intériorisé tant par les responsables en question que par leurs subordonnés. Plus l’organisation est grande, plus ce fonctionnement est quasiment obligatoire. A l’échelle d’une équipe, on peut partager la fonction de leadership selon le moment et la situation. Dans les PME, on voit apparaître de nouvelles formes d’organisation, holacratie, entreprises libérées, qui systématisent la répartition des responsabilités en fonction du problème à traiter. Une grande entreprise est beaucoup trop complexe en son sein pour ne pas simplifier l’attribution des rôles. La cascade hiérarchique des responsabilités reste la meilleure option connue. On retrouve la même chose au niveau géopolitique. Une région peut être autonome. Un pays comme la Suisse peut fonctionner en Confédération. La France, le Brésil ou la Chine restent très hiérarchiques, quelque soient les contre -pouvoirs mis en place. La fonction de Président y occupe un imaginaire fort et l’appel à l’exemplarité y est omniprésent. Avec tous les aléas liés à l’impossibilité pour quelqu’un d’être exemplaire pour tout un peuple.
Ramenée à votre simple niveau, la notion d’exemplarité recèle donc un bon nombre de pièges. Elle recouvre un appel à assumer une responsabilité, un rôle, et en cela c’est un engagement. Nécessaire. Mais comme vous êtes un être humain, vous ne pourrez à tout moment être exemplaire pour tous et en toute situation. Pis, vous devrez parfois vous déjuger. Vous aurez par exemple pris le choix d’une politique de responsabilité sociale active, mais vous devrez licencier suite à la montée des prix de l’énergie. Vous aurez lancé une politique inclusive, mais le seul candidat valable pour le poste que vous avez ouvert est un homme. Vous aurez souligné le service à offrir à vos clients, mais dans un moment de difficulté d’approvisionnement, vous devrez en décevoir une bonne partie quant aux délais de livraison. On vous reprochera toujours le choix que vous aurez fait quand vous aurez tranché, quel qu’il soit. Et si vous ne tranchez pas, on vous le reprochera aussi. Au-delà de la solitude du rôle qui demande du courage , se pose fondamentalement la question de là où vous positionnez votre exemplarité.
Si vous la placez sur le fait de vous engager à tenir vos choix – la responsabilité sociale, la politique inclusive ou le service aux clients pour reprendre les exemples précédents -, vous vous déjugerez régulièrement. Si par contre vous la positionnez sur le fait de vous engager à dialoguer avec vos collaborateurs autour de cet apprentissage tant individuel que collectif, vous avez une chance d’y être exemplaire. Mais attention, cette position renferme ses propres pièges. Puisqu’il nous faudra toujours apprendre, il peut être tentant de ne mettre que l’évolution en avant. Au sein de nos organisations, c’est l’appel à l’agilité et à la flexibilité. C’est le refus de la résistance au changement. C’est illusoire. Il y a toujours un capital culturel, technologique, stratégique et structurel qui sert de base à l’apprentissage. Et si nous sommes honnêtes avec nous même, nous savons bien que même ouverts à ce qui pourrait émerger de l’évolution, nous avons des souhaits, des intuitions, des limites.
Chris Argyris nous offre une clef de lecture intéressante pour comprendre la place de nos repères . Selon lui, nous avons deux types de croyances. Ce qu’il nomme nos théories en action et nos théories adoptées.
Nos théories adoptées sont les principes, les valeurs en lesquelles nous croyons. Favoriser l’entreprise inclusive est une bonne chose, par exemple. Cela peut résulter de notre éducation, de l’influence sociale, de notre propre perception des choses. C’est un mélange d’influences que nous malaxons à notre sauce pour en faire nos croyances, nos repères.
Nos théories en action sont a contrario les conclusions que nous tirons de notre pratique quotidienne de la vie. Pour certains postes, il n’y a que des mâles quadragénaires blancs sur le marché. Apprendre est alors confronter nos théories adoptées et nos t héories en action pour faire évoluer tant nos croyances que nos pratiques.
Si nous ne confrontons pas les deux pans de l’exemple précédent, nous recruterons toujours le même profil et personne ne croira nos prises de positions sur l’entreprise inclusive. Qui même pour nous deviendra un idéal inatteignable et destiné aux futures générations. Par contre, si nous acceptons de regarder le dilemme entre nos théories adoptées et en action, nous pouvons apprendre. Affiner notre théorie adoptée pour prôner l’égalité des chances plus que des postes. Et trouver des stratégies d’action inclusives, par exemple lancer des actions de mentorat en interne ou des partenariats avec des écoles professionnelles pour anticiper les recrutements ultérieurs et y favoriser des profils différents.
S’engager à apprendre, ce n’est pas vivre dans un monde sans repères, mais apprendre à concrétiser pas à pas ces repères en fonction des évolutions de l’environnement. Nous prenons ainsi notre place, en donnant vie à nos principes dans la réalité de notre contexte et de ce qu’il permet. Nous ne défendons pas bec et ongles une valeur, nous l’insérons et la traduisons dans le champ des possibles. Ce faisant, nous nous retrouvons face à un certain nombre de paradoxes personnels, puisque tout n’est pas parfait. La réalité ne peut correspondre à notre idéal absolu. C’est alors en acceptant ces paradoxes que nous sommes capables de monter des stratégies. Pour ne pas perdre nos fondamentaux, mais au contraire nous épanouir dans l’exploration de comment les mettre en œuvre dans un environnement forcément contraignant. Nous découvrons alors une vision plus élaborée de nos principes, de nos idéaux, nous les adaptons en les enrichissant. En franchissant la limite mentale que nous posaient nos paradoxes, nous augmentons notre niveau de satisfaction personnelle et nous apportons plus de valeur à notre contexte professionnel. Nous prenons toute notre place.